Jean-Marie Thiercelin, le triturateur
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JEAN-CLAUDE RIBAUT
En 1809, la famille Thiercelin cultivait le safran dans la région de Pithiviers. Crocus sativus, importé par Olivier de Serres, poussait aussi dans le Comtat Venaissin. Les dernières safranières ont disparu en1946, mais depuis 1987, on constate un timide renouveau du côté de Corbeilles-en-Gâtinais. Entre-temps, Jean-Marie Thiercelin, descendant de la cinquième génération, est devenu triturateur d'épices. Il procède à la sélection et au conditionnement des épices, mais aussi des aromates et des condiments, ainsi que des arômes naturels. Sont entreprise, est aujourd'hui le premier fournisseur de la restauration haut de gamme. Passionné et pédagogue, il vient d'ouvrir dans le quartier de l'Opéra, près de l'épicerie où Paul Corcelet initia deux générations de Parisiens aux mérites du poivre vert, une boutique au nom évocateur de Goumanyat et son royaume. Merveilleux connaisseur du safran - et pour cause -, il est aussi un conteur avisé de l'histoire du poivre, "des poivres, précise-t-il, tant le nombre, la provenance et la variété sont étendus."
Mystère des épices? Bien qu'il ait vu la culture du poivre, en Inde, sur les côtes de Malabar, Marco Polo s'interroge, dans le Livre des Merveilles, sur l'origine des épices. Ce sont les mythes "&normes et délicats" auxquels souscrit encore Joinville, dernier chroniqueur des croisades, qui garde la nostalgie des goûts de l'Orient : "Avant que le Nil ne pénètre en Égypte, écrit-il, les pêcheurs déploient la nuit leurs filets dans le fleuve et, lorsque vient le matin, ils les retrouvent pleins de ces denrées qui se vendent au prix de l'or, gingembre, poivre et cannelle. Et l'on dit que ces choses viennent du paradis terrestre et tombent ainsi dans le fleuve."
Le piper nigrum est une plante tropicale grimpante, originaire de Malabar. En épicerie, il est vert, gris, noir et blanc. C'est le même fruit que l'on cueillait - parfois avant maturité, encore vert -, pour les plats de la nouvelle cuisine. Le poivre cueilli à maturité est rouge; il noircit en séchant au soleil. Le poivre blanc est celui arrivé à haute maturité, dont on défait l'écorce. Concassé, il se nomme "mignonnette". À ne pas confondre avec la maniguette, également appelée poivre de Guinée ou graine de paradis, originaire d'Afrique.
Attention, bien des baies qui colorent le sachet de l'épicier, indique encore Jean-Marie Thiercelin, ne sont que des variétés végétales et corsées qui viennent des "isles". Le poivre rose de la Jamaïque, au bouquet éclatant, c'est le fruit du thérébentifolia. Il accompagne, là-bas, la fricassée de sanglier. Le poivre de Java est le condiment de la cuisine malaise, chère à Conrad et aux pêcheurs du Kelentan. Le poivre cubèbe, originaire de Ceylan et d'Indonésie, est muni d'un petit pédicule, d'où son nom. Jean-Marie Thiercelin vante aussi les mérites du poivre impérial de Setchuan ou fagara, originaire de Chine, "un faux poivre, certes, mais quel pétillant!". Le cuisinier Jean-Pierre Morot-Gaudry, à Paris fut l'un des premiers à l'utiliser pour ses arômes épicés et sa note boisée. En Chine, ses vertus sont réputées stomachiques et intestinales. Il a encore d'autres qualités : dans la littérature, le poivre est le parangon des substances aphrodisiaques. Au quotidien, il cloute nos aliments d'un parfum oublié du jardin d'Eden.