Jean Thiercelin, traqueur d'épices
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Depuis 1809, soit sept générations, la famille Thiercelin transforme et commercialise l'épice la plus rare au monde, le safran (voir n°83). En deux siècles sont venus s'ajouter des dizaines d'épices, de condiments, d'aromates et de subtils mélanges. En 1975, au décès de son père, Jean Thiercelin a abandonné la finance pour reprendre, avec son épouse, l'entreprise familiale, parcourant le monde, aidé aujourd'hui par ses fils.
Propos recueillis par Jean-Marc Gratteront • Texte revu et corrigé par Jean Thiercelin • Photos de Patrick Faccioli
"(…) ni non plus penser que les éléments premiers qui pénètrent les narines des humains sont de forme semblable, quand brûlent les cadavres répandant une odeur infecte, ou quand la scène vient d'être arrosée de safran de Cilicie, et que l'autel voisin exhale les parfums de l'Arabie." Lucrèce
LeRouge&leBlanc : Quel est votre statut, votre métier ?
Jean Thiercelin : Je suis maître-artisan, triturateur de produits végétaux aromatiques destinés principalement à l'alimentation, mais aussi aux domaines de la pharmaceutique, de la cosmétique et de la parfumerie. Les produits que nous travaillons sont, depuis des millénaires, utilisés pour parfumer, soigner et colorer.
R&B : Quelles compétences votre métier requiert-il ?
Jean Thiercelin : Il est indispensable de bien connaître les produits. Personnellement, je suis, à la manière d'Obélix, tombé dans la marmite, puisque, dès l'âge de dix ans, je m'amusais à aider mon père à travailler le safran. Le végétal aromatique, c'est à la fois simple, c'est du thym ou du poivre, et en même temps il s'agit d'une merveilleuse biochimie, pour ne pas dire alchimie, naturelle et fort complexe. Lorsque vous humez une épice, de la cardamome, du poivre ou un mélange, cela fait appel à des dizaines, voire à des centaines de molécules. Ces produits, dont certains composent "la pharmacie du Bon Dieu"(1), sont le résultat de plus 10 000 ans de sélection. C'est en effet une sélection effectuée par l'homme depuis le moment où il est descendu de son arbre pour se retrouver ensuite dans la savane. Il lui a fallu trier les plantes, séparer les bonnes des mauvaises. Ce sont à l'origine des médicaments, donc des produits actifs et nobles qui sont encore présents de nos jours. Il en résulte 120 ou 130 plantes communément admises, c'est-à-dire travaillées et commercialisées. Mais, au départ, une plante ou une graine n'est pas forcément appétence, la cardamome par exemple, c'est camphré ! Il faut noter que les épices sont consommées sous toutes les latitudes et sous toutes les longitudes, quelles que soient les traditions : orientale, occidentale, chrétienne, ayurvédique, juive, japonaise, chinoise, africaine. C'est pourquoi notre petite prétention consiste à les respecter et à les proposer dans les meilleures conditions aux consommateurs. Cela suppose des connaissances techniques, botaniques et chimiques. Il faut en outre connaître la production de façon à savoir où trouver le meilleur, non seulement à l'instant "T", mais dans la durée. S'agissant de produits à composés essentiellement volatils, il faut savoir les transformer sans les abîmer. Il faut donc des outils et des procédés qui soient adaptés, qui ne soient pas destructifs et qui apportent une flexibilité à l'utilisateur. Ensuite, il faut les vendre…
R&B : Quels sont vos atouts ?
Jean Thiercelin : La philosophie qui guide notre action est fondée sur la qualité. C'est un choix éthique. Le safran est notre produit emblématique. En fait, toute notre démarche qualitative est conditionnée par ce produit rare, cher, millénaire et mythique, qui reste cependant un produit agricole. Mon grand-père a créé le premier laboratoire de contrôle-qualité en 1901. Il faut bien entendu des outils d'analyse très sophistiqués avec chromatographies gazeuse et liquide, mais lorsque je plonge les mains dans un lot, je peux dire de suite s'il est ou non de bonne qualité. En outre, le fait de savoir à qui je l'ai acheté me renseigne immédiatement sur sa qualité. La confiance envers nos fournisseurs est donc primordiale.
Le végétal aromatique, c'est à la fois simple, et en même temps il s'agit d'une merveilleuse biochimie, pour ne pas dire alchimie, naturelle et fort complexe.
R&B : Comment a été défini le prix des épices au fil des siècles ? Y a-t-il une corrélation avec celui des vins ?
Jean Thiercelin : Pendant l'Antiquité, le vin et les épices étaient totalement associés, ce qui, à mon avis, ne devait pas faire du très bon vin. On avait identifié le principe actif des épices, et l'un des moyens pour l'extraire consistait à utiliser de l'alcool, donc du vin. La thériaque(2) était élaborée avec de l'alcool. Les épices nécessitent un commerce. C'est la fabuleuse histoire des routes des épices. C'est parce que les routes terrestres étaient bloquées en raison de l'extension de l'empire arabe que le roi du Portugal a financé les expéditions des premiers navigateurs. Ces derniers devaient rapporter des épices et par la même occasion évangéliser les peuples rencontrés. Les épices restaient relativement rares d'autant que les routes terrestres n'étaient pas sûres. Une caravane sur trois arrivait à destination, ce qui expliquait l'augmentation des prix. Comme la demande explosait, l'Espagne a également financé des expéditions. Lorsque l'on voit la petite taille des caravelles, il fallait vraiment que le jeu en vaille la chandelle, d'autant que Galilée avait juste expliqué la rotondité de la Terre. En fait, les épices ont toujours eu un prix qui n'était pas lié à leur valeur intrinsèque. Outre le prix du transport, il faut une transformation sur place qui nécessite un véritable savoir-faire, notamment dans le travail de tri et de sélection. Pour le poivre, il faut trier des baies, pour le cumin ou la moutarde des graines, ce qui demande une minutie particulière. En ce qui concerne le safran, c'est le summum, il faut prendre le pistil d'une fleur dès sa floraison qui dure tout juste quinze jours et respecter les différentes étapes.
R&B : Ce prix reflète-t-il la rareté des épices ou est-ce un phénomène de mode ?
Jean Thiercelin : Aujourd'hui, l'utilisation des épices est courante. Celles destinées à l'industrie (plats cuisinés, charcuterie…), à savoir la majorité, ont un prix relativement bas. L'échelle de prix de celles qui sont réservées aux particuliers est extrêmement variable, de même que la qualité. On va du très bon au très mauvais, voire jusqu'à la fraude légalisée, puisque tout est inscrit sur l'étiquette. Vous pouvez, par exemple, avoir dans un curry comme premiers ingrédients du sel, des la chapelure, de l'amidon de riz, éventuellement des arômes, et ce ne sera pas de la fraude !
R&B : Découvre-t-on encore aujourd'hui de nouvelles épices ?
Jean Thiercelin : Botaniquement parlant, tout a été découvert ou presque. Mais certaines régions utilisent encore des épices et des plantes aromatiques qui n'ont jamais été commercialisées de telle sorte qu'elles peuvent apparaître comme des plantes nouvelles. Ainsi nous ne commercialisons le poivre du Sichuan (voir n° 76) que depuis vingt-cinq ans. Depuis peu, c'est au tour du poivre de Tasmanie ou du poivre Timut.
R&B : Comme pour le vin, le terroir a-t-il une importance ?
Jean Thiercelin : Oui. D'une part, il y a les terroirs et de l'autre la variété botanique, un peu comme les cépages. On obtiendra des produits différents selon les régions, sachant qu'il faut ajouter le savoir-faire de la première transformation. Prenez deux variétés de piper nigrum, le Sarawak et le Kerala par exemple. Ils sont différents. Mais les différences seront encore plus notoires entre un Sarawak grade 1 et un Sarawak grade 5. Et si vous comparez un Sarawak 1 et un Kerala 5, ce sera le jour et la nuit. Outre la variété botanique, il existe un certain nombre de critères physicochimiques qui définissent le niveau de qualité : taux de matières étrangères, taux d'humidité, densité (afin de ne pas avoir de baies creuses pour le poivre encore), auxquels on a intégré les norms sanitaires des pays développés (pesticides). Pour les piments, on peut également mesurer l'intensité aromatique à l'aide de l'échelle de Scoville(3). Les épices sont une des rares familles de végétaux alimentaires à posséder une norme ISO.
R&B : Peut-on dire qu'il y a un "effet millésime" ?
Jean Thiercelin : Il est très difficile de le mesurer puisque, d'une manière générale, on ne conserve pas les épices d'une années à l'autre. On pourrait imaginer un référentiel, mais ce serait très limité. Cependant, la production varie forcément selon le climat de l'année. En tout cas, le réchauffement climatique est en train de tout bouleverser, avec notamment des cycles de sècheresse continue ou de pluies diluviennes ainsi qu'une précocité ou un retard dans les périodes de récolte.
R&B : Peut-on néanmoins, comme pour les vins, parler d'épices de garde ?
Jean Thiercelin : Certaines épices, en particulier la vanille et le safran, se bonifient avec le temps sous réserve de bonne conditions de conservation (au frais, au sec, à l'abri de la lumière et de l'air). La vanille peut se conserver deux à trois ans ; elle reste une matière vivante. Le safran, quant à lui, subira une baisse de son pouvoir colorant compensée par une augmentation de son pouvoir aromatique. En fait, il y a un jeu d'échanges entre les molécules.
R&B : Quels sont les procédés pour préparer les épices, pour qu'elles soient aptes à être consommées ? Peut-on rapprocher ces procédés de la vinification ?
Jean Thiercelin : Beaucoup ne se transforment pas. Pour rester dans la qualité, nous travaillons dans notre manufacture en flux tendu. Il nous faut d'abord capter la matière première au bon moment et au bon endroit. Nous ne travaillons que les meilleurs produits, c'est-à-dire parmi les 5 à 10 % de la production totale. Leur entreposage est réalisé dans des locaux adaptés. Nous fabriquons en fonction des commandes ce qui permet de préserver la matière première. Car, il faut le souligner, les produits sont fragiles : à l'air libre, ils s'éventent et s'oxydent.
R&B : Possèdent-elles toutes des propriétés thérapeutiques ?
Jean Thiercelin : Oui, car c'est le fruit d'une sélection plurimillénaire. Le piment par exemple est un excellent bactéricide et antiseptique. Une étude réalisée par une université new-yorkaise explique que, si les individus vivant dans la zone tropicale consomment des piments, c'est en raison de leurs propriétés antiseptiques. Avant 1500, lorsqu'on parle de piquant ou de brûlant en Occident ou en Asie, il s'agit de poivre, puisque le piment n'a été rapporté qu'après la découverte des Amériques par Christophe Colomb. Si les plantes existent, grâce à dame Nature, ce n'est pas pour faire un curry. C'est toute une biochimie dans le règne végétal pour assurer la reproduction des espèces ou pour éliminer ou éloigner les prédateurs (bactéries, champignons, insectes, voire autres plantes).
R&B : A contrario, certaines sont-elles toxiques ?
Jean Thiercelin : Oui, mais là encore, la nature est bien faite. Il existe, par exemple, une molécule dans la noix de muscade, le safrole (aucun rapport avec le safran), dangereuse à haute dose. Si vous mettez de la noix de muscade dans votre purée, vous ne pourrez mettre une noix entière car elle sera immangeable. Il existe également des composés moléculaires qui, isolément et en grande quantité, sont toxiques. Dans l'estragon par exemple, une molécule, le méthyle chavicol est pro-oxydant et dangereux. L'Europe voulait l'interdire. L'Association européenne des syndicats des épices à financé une étude qui a démontré que l'activité pro-oxydante du méthyle chavicol était annihilée par l'activité anti-oxydantes des autres molécules présentes dans dans l'estragon. Néanmoins, en raison de notre matérialisme scientifique du XIXe, les plantes, sur un plan thérapeutique, ont été remplacées par la chimie de synthèse, alors que les traditions orientales ou africaines ont maintenu leur utilisation. Les épices ont permis et permettent encore de soigner les animaux. Au Maroc, on soigne les yeux des chevaux par des préparations à base de safran. Mais, certaines épices ont aussi une utilisation particulière. Ainsi, le poivre et le piment, qui sont les deux seules épices à posséder ce côté brûlant, peuvent aussi malheureusement servir de cache-misère. Un mauvais curry élaboré avec des fonds de sac non tamisés, de la terre et donc des bactéries, ou un chili con carne médiocre pourront être masqués grossièrement par le poivre ou le piment.
R&B : Peut-on remplacer le sel par les épices ?
Jean Thiercelin : La cuisine aux épices, en plus de vous apporter diversité et plaisir, est diététique. Parce que certaines épices sont goûteuses et salivantes, cette cuisine-là nécessite moins de sel et moins de sucre.
R&B : Comment déguste-t-on les épices ?
Jean Thiercelin : On peut réaliser un test comparatif, à condition de prendre une base neutre, un yaourt ou une sauce blanche neutre par exemple. On commence par l'aspect visuel, on mesure le taux de matières étrangères. On vérifie également la teneur en huiles essentielles. Concernant l'utilisation quotidienne, il faut faire confiance à ses cinq sens. Si un produit apparaît terne, poussiéreux, cassé, ce n'est pas bon signe.
Le safran, la vanille et la cardamome : ce sont les trois épices les plus rares et les plus chères. La première est une fleur, la deuxième le fruit d'une orchidée et la troisième une graine.
R&B : Avez-vous l'ambition d'éduquer le goût à vos clients ?
Jean Thiercelin : Le consommateur doit devenir consommateur, car sans efforts de sa part, il connaîtra beaucoup de déceptions. Notre boutique s'efforce d'éduquer notre clientèle, d'où la création de notre "bar à sniffer". Il faut qu'elle voie, sente, goûte éventuellement. En effet, ce n'est pas la vente de masse qui va l'éduquer. Encore une fois, ce qui importe, c'est la qualité. Un clou de girofle, c'est le bouton floral au moment où la nature est à son paroxysme avant de devenir une fleur. Pourquoi acheter des clous de girofle noirs, poussiéreux, cassés? Lorsque vous vous rendez chez un quincaillier, vous n'achetez pas un clou rouillé ! La qualité apporte en plus le plaisir. Il faut que l'individus réapprennent à faire confiance à leurs cinq sens et partent à la recherche du goût perdu®.
R&B : Existe-t-il des associations d'épices idéales ? Y a t-il des mélanges à éviter ?
Jean Thiercelin : Il existe bien spur des associations que l'on peut formaliser. Il faut d'abord savoir de quelles épices on dispose et choisir le moment où on les incorpore. C'est différent si vous faites une marinade, ou si vous faites mijoter un plat ou si vous mettez les épices au dernier moment. Ensuite, tout est une question de dosage et de… qualité des produits. Plus les épices seront de qualité médiocre, plus ce sera dégoûtant. Ce n'est pas en augmentant la dose que vous allez améliorer quoi que ce soit. La force aromatique se décèle aussi bien dans le côté positif que dans le côté négatif. Je ne vois pas de mélanges à éviter. Comme pour les vins, la richesse et le plaisir viennent de la diversité. Malheureusement, notre société nous incite tous les jours à l'uniformisation. Il est crucial de résister pour survivre. Les résistants ne sont pas nombreux, 10 % sans doute, mais ils refusent d'être manipulés par des "guideurs" d'opinion. Pourtant, la diversité est partout, dans les épices, dans le vin, dans l'information, dans les idées. "On est ce que l'on mange", disait Rabelais.
R&B : Quelles associations épices-vins préconisez-vous ?
Jean Thiercelin : Personnellement, je suis éclectique. J'essaye de découvrir. Il me semble évident d'associer des mets et des épices à forte intensité avec des vins qui ont eux aussi de la personnalité. Cela vous pousse ainsi à découvrir des vignerons qui élaborent des vins de qualité et de caractère. Si vous cuisinez un bœuf-mode en y ajoutant un peu de vanille, d'anis étoilé et de girofle, il faudra les associer à des vins de terroir avec des tannins plus présents. Ensuite, c'est l'imagination au pouvoir. Il faut s'écouter ! Comme pour associer vins et mets, il faut dépasser les a priori. On peut bien voir des vins rouges avec les poissons et des blancs avec les fromages. Avec les épices, c'est pareil, il n'y a pas d'épices spécifiques à associer au poulet ou au poisson. Tout est possible !
R&B : Existe-t-il une Romanée-Conti des épices ?
Jean Thiercelin : C'est sans aucun doute le safran ! Mais un safran garanti pur et de qualité, qu'il provienne de France, d'Italie, d'Espagne, de Grèce ou d'Iran. Viennent ensuite la Vanille et la cardamome. Ce sont les trois épices les plus chères. La première est une fleur, la deuxième le fruit d'une orchidée et la troisième une graine. Il existe dans la tradition indienne un remède qui consiste à prendre une graine de cardamome et un stigmate de safran enroulés dans une feuille d'argent qui soigne la circulation et combat la déprime.
R&B : Que pensez-vous de la terminologie analogique qui fait référence aux épices et dont on se sert dans les commentaires de dégustation?
Jean Thiercelin : Nos références aromatiques sont liées à nos propres expériences des arômes. Tout cela est donc éminemment subjectif. Cela suppose également d'être formé aux arômes auxquels on fait référence. Le qualificatif "épicé" est très vague et évoque chez les uns et chez les autres des saveurs différentes. Une anecdote : un de mes fils, responsable de la production, est aromatisaient. Au cours de ses études à l'Institut Supérieur International du Parfum, de la Cosmétique et de l'Aromatique (ISIPCA) de Versailles, il obtenait de mauvaises notes sur des évaluations sensorielles d'épices. Tout simplement parce que ses souverains olfactifs faisaient appel à des épices réelles, alors que le référentiel de l'école était bâti sur des arômes de synthèse.
R&B : La culture des épices s'est-elle appauvrie en Occident ?
Jean Thiercelin : De facto, elle a baissé. Trouver du thym de Provence est un problème. Il en existe, mais il n'y a plus personne pour le ramasser. Les épices sont le fruit de dame Nature et de monsieur Homme. Dame Nature devient sérieusement susceptible et monsieur Homme ne veut plus cultiver ses champs. Et ce phénomène est en train de s'accélérer considérablement. Notre grande préoccupation aujourd'hui est de savoir si la relève de nos fournisseurs du Vietnam, de Chine, d'Iran ou de Madagascar pourra être assurée. Les villages les plus reculés de la planète se désertifient : tous les jeunes s'expatrient vers les villes !
R&B : La consommation d'épices est-elle universelle ?
Jean Thiercelin : Oui. Partout dans le monde on consomme des épices en fonction de ce qui est disponible physiquement et économique. Au cours des siècles, les épices en raison de leur prix ont été réservées aux élites. Elles marquaient une distinction sociale. Dans la plupart des traditions — germaniques, juives, arabes —, on consommait des épices lors des repas de fêtes. En Occident, on en a même trop consommé, ce qui peut expliquer leur réduction dans la cuisine du XIXe, dite bourgeoise. Cette dernière, qui associe toutes les saveurs, nécessitait beaucoup moins d'épices. Seule exception, l'Alsace, compte tenu de ses traditions. La seule épice qui a continué à être utilisée est la cannelle en raison de son pouvoir sucrant. À noter que la canne à sucre n'était pas connue en Occident avant Christophe Colomb. On sucrait les aliments avec de la cannelle ou du miel. C'est peut-être au Japon que l'on consomme le moins d'épices. En effet, les Japonais ont assouvi leurs besoins en saveurs par des préparations de soja, des sauces ou encore des macérations de poissons. Les hommes ont toujours voulu donner du goût à leurs aliments, avec le sel bien sûr, mais également avec des épices pour apporter des tonalités différentes.
R&B : Existe-t-il un vocabulaire spécifique pour décrire les faveurs des épices ?
Jean Thiercelin : Non, pas vraiment, puisque vous associez une épice à un composé aromatique spécifique, à une molécule de base, le thym, c'est avant tout un phénol appelé thymol, la badiane, c'est l'anéthol. Quand on essaye de classer les épices, indépendamment des classements botanique et sensoriel, le plus simple est d'utiliser le classement chimique. Vous avez les plantes à thymol, les épices brûlantes. On parlera aussi de notes de pamplemousse, par exemple pour le poivre Timut provenant du Népal, moins effervescent et plus aromatique que son cousin, le poivre du Sichuan. En fait, les épices sont la matière première des principes aromatiques. On s'en sert donc pour caractériser divers produits : les fleurs, les parfums, les vins…
R&B : Outre des épices, votre boutique propose également des vins…
Jean Thiercelin : ON a décidé, voilà quelques années, d'ouvrir une cave pour faire connaître à la clientèle d'autres vins que les classiques bordeaux et bourgognes. C'est aussi pour lui montrer qu'épices et vins possèdent des propriétés aromatiques qui peuvent sortir des sentiers battus. Il existe des associations gustatives qui renvoient de l'un à l'autre. À propos du commerce du vin, il faut signaler quand même une omerta et une opacité assez extraordinaire. Je le dis souvent en plaisantant : si tous les viticulteurs devaient inscrire sur les étiquettes de leurs vins les mentions qui doivent figurer obligatoirement sur les produits alimentaires, il y aurait sans doute quelques déconvenues… Il est dommage que les bons vignerons aient du mal à se faire reconnaître des autres. Le consommateur est complètement lésé !
1. Titre d'un ouvrage célèbre d'une herboriste autrichienne du siècle dernier, Maria Treben
2. Contrepoison de l'Antiquité, composé essentiellement de plantes et d'épices
3. Pharmacologue américain qui inventera en 1912 une technique pour mesurer la force des piments due à une molécule, la capsaïcine.